Les Algériens en 1954 à la Goutte d’Or
Le 1er novembre 1954 commence
la guerre d’Algérie. Elle va marquer
durement aussi le quartier
de la Goutte d’Or, où les immigrés
algériens sont nombreux. (…)
Au kiosque à journaux du métro
Barbès, le 1er novembre
1954, la « une » de France-Soir
affichait : « Brusque flambée du
terrorisme en Algérie », en gros
caractères (…). Dans la nuit
du 31 octobre au 1er novembre,
aux mêmes heures, dans la plupart
des régions de l’Algérie, de
façon coordonnée, une trentaine
d’attentats (bombes, fusillades,
incendies…) avaient frappé des
objectifs relevant de l’administration
française (commissariats,
bureaux de poste, perceptions…).
Ils marquaient l’entrée en scène
d’une nouvelle organisation nationaliste,
le FLN (Front de libération
nationale), qui se fixait
comme objectif d’obtenir, par les
armes, la fin du statut colonial et
l’indépendance de l’Algérie.
C’était le début d’une guerre qui
allait durer sept ans et demi,
causer au moins 70 000 morts (le
double selon certains auteurs),
et voir 2,7 millions de jeunes
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soldats se succéder en Algérie
pour y combattre l’insurrection.
Le quartier de la Goutte d’Or
allait lui aussi être durement
marqué : les Algériens y étaient
nombreux, ils seraient impliqués
dans la guerre et connaîtraient
la violence des armes. L’implication
algérienne à la Goutte d’Or
a commencé au lendemain de la
première guerre mondiale. Lors
du recensement de 1920, ils sont
encore nettement moins nombreux
dans le quartier que les
Italiens et surtout les Russes et
les Polonais (beaucoup de ceux-ci
étant des juifs réfugiés en France
pour fuir les persécutions).
Mais le nombre d’Algériens va
augmenter constamment. Lors
du recensement de 1954, juste
avant le début de la guerre, ils
sont plus de 2 000 à la Goutte
d’Or, sur une population totale
d’environ 30 000 personnes.
Ce sont en majorité des hommes
seuls, célibataires ou ayant laissé
leur femme et leurs enfants
au pays. Très peu nombreux
sont ceux qui ont ici leur famille,
ayant fait venir leur femme ou
ayant épousé une Française.
L’immigration familiale ne commencera
à se développer, paradoxalement,
que pendant la guerre
d’Algérie : 7 000 familles en 1954
dans tout le département de la
Seine (Paris et banlieue), 30 000
en 1962.
Ils travaillent comme ouvriers,
principalement dans la métallurgie,
affectés aux métiers les
moins qualifiés, les plus pénibles
et les moins payés. Une partie
d’entre eux sont dans le commerce
notamment sur les marchés.
Ils sont pour la plupart logés dans
des « garnis », hôtels meublés tenus
souvent par des compatriotes.
Ils vivent souvent à deux ou
trois par chambre. Il y a aussi
des « marchands de sommeil »
qui entassent les gens dans des
réduits minables, parfois même
dans des caves.
C’est dans les petits cafés qu’ils
retrouvent leurs amis, discutent,
jouent aux dames, c’est
là qu’arrivent des nouvelles du
village, là que beaucoup se font
adresser leur courrier, là que se
pratiquent les solidarités, par exemple envers ceux qui se trouvent
au chômage.
Les regroupements se font en
fonction des origines régionales.
Par exemple, nous dit Mohand
Dehmous (venu dans le quartier
à 11 ans en 1957 et qui habite
aujourd’hui rue Stéphenson),
huit hôtels ou cafés du quartier
étaient tenus par des personnes
originaires de son village de Tizi
Hibel en Kabylie. Et Aïcha Smaïl
(qui avait 9 ans au début de la
guerre et vivait dans le quartier
depuis sa naissance) raconte que,
dans le café de son père, rue de
la Goutte d’Or, se réunissaient
des hommes de la région de Marnia,
un bourg près de la région
algéro-marocaine (patrie de Ben
Bella). (…)
Le FLN prend le contrôle de l’immigration algérienne
Lorsque l’insurrection éclate en
Algérie à la fin de 1954, aucun
des Algériens de la Goutte d’Or
n’a encore entendu parler du
FLN, ce Front de libération
nationale qui vient de se lancer
à l’offensive. La politisation est
pourtant forte parmi eux autour
de l’idée d’indépendance. Mais
ils connaissent surtout le nom de
Messali Hadj, qui, depuis 1926,
s’est imposé comme le leader
prestigieux du mouvement nationaliste,
et dont le parti s’appelle
le MTLD (Mouvement pour le
triomphe des libertés démocratiques).
Les militants du MTLD
sont actifs à la Goutte d’Or. Le
portrait du « zaïm » est affiché
aux murs de nombreux cafés et
hôtels.
Un autre parti nationaliste,
l’UDMA (Union démocratique
du manifeste algérien), plus modéré,
plus bourgeois, dirigé par
Ferhat Abbas, a installé un bureau
au 4 rue Stéphenson. Mais
il est très minoritaire parmi les
immigrés (…).
Les dirigeants du FLN, eux, sont
des dissidents du MTLD. Une de
leurs priorités, en même temps
que la création de maquis en
Algérie, est la prise de contrôle
de l’immigration en France. C’est
essentiel pour eux à la fois pour
des raisons politiques et financières
: l’insurrection a besoin
d’argent pour acheter des armes,
pour équiper et nourrir ses combattants,
et les cotisations des
travailleurs immigrés seront une
des principales ressources (…).
La conquête de la position dominante
passe par une confrontation
avec le MNA (Mouvement
national algérien), nouveau
nom que Messali a donné a son
parti.(…) A la Goutte d’Or, le ralliement
au FLN se fait, semblet-
il, assez majoritairement, et la
plupart des cafés algériens du
quartier deviennent des « cafés
FLN ». Il n’en est pas partout de
même. Dès le milieu de 1955, le
FLN décide d’utiliser la violence.
Le MNA n’est pas en reste.
S’ouvre alors une période obscure
de combats en Algérie entre
maquis FLN et maquis MNA,
et en France de règlements de
compte et assassinats, de la base
au sommet (…).
Dès 1958, le FLN a gagné la partie
: à cette date à Paris, selon
un rapport des renseignements
généraux, le MNA ne compte
plus que 1 700 adhérents, alors
que le FLN en a plus de 40 000
organisés dans 4 000 à 5 000 cellules.
Début 1960, selon l’historien
Jacques Valette qui a eu
accès à des sources provenant
du MNA, celui-ci n’a plus à
Paris-ville que 260 militants, qui
ont perdu toute influence. »
1960-61 : la période la plus dure. Les harkis
à la Goutte d’Or
Sitôt installé à la tête du gouvernement,
le général de Gaulle
se fait voter les pleins pouvoirs
(2 juin 1958), puis entame une
tournée en Algérie. Aux pieds
noirs, partisans de « l’Algérie
française », qui l’acclament à
Alger, il lance : « Je vous ai compris
». Dans un autre discours,
il célèbre « la France de Dunkerque
à Tamanrasset ».
Les Algériens de la Goutte d’Or,
majoritairement ralliés au FLN,
y voient l’annonce de l’aggravation
de la répression. Et c’est bien
ce qui se passe : le bouclage du
quartier se fait plus sévère, les
arrestations se multiplient (…).
Depuis mars 1958, un nouveau
préfet de police est en place à
Paris : Maurice Papon (…).
Il met en place un système visant
à contrôler étroitement les
Algériens, à travers des institutions
sociales (…) et une coordination
poussée des actions policières. (…)
De Gaulle est un réaliste. Dès
1960, il prend des contacts avec
le FLN et, en 1961, engage des
pourparlers. Pourtant paradoxalement,
cette période 1960-1961,
est en France celle des plus grandes
violences. A Paris, Papon crée
fin 1959 les Forces auxiliaires de
police (FAP), 350 hommes environ
que tout le monde va appeler
les harkis. (…) A l’exception des
officiers, ce sont tous des Algériens,
recrutés à 80 % en Algérie
même : pour la plupart des hommes
qui ne pouvaient pas rester
là-bas parce qu’ils étaient grillés.
Des durs.
On les envoie d’abord patrouiller,
en uniforme ou en civil, dans les
communes de banlieue et les
quartiers de Paris où vivent des
Algériens. Puis des postes permanents
de la FAP sont créés
en mars 1960 dans le 13e arrondissement,
quartier du Château
des rentiers, et en novembre à la
Goutte d’Or.
Très vite l’information se répand
: les harkis, dont le rôle
principal est d’obtenir des renseignements,
pratiquent la torture.
Le FLN lance contre eux
ses commandos (…). Rue de la
Goutte d’Or, le capitaine Montaner,
qui commande les harkis,
a réquisitionné trois bâtiments.
Au numéro 25 est logé l’étatmajor,
au 29 les sous-officiers et
les hommes de troupe. Le café
hôtel du numéro 28, au coin de
la rue des Gardes, est le centre
d’opérations. C’est là que sont
conduites les personnes arrêtées,
c’est là que dans les caves
on torture. Le soir même de leur
installation, le 2 novembre, le
FLN attaque. Plusieurs fois par
la suite, de véritables batailles
rangées auront lieu dans les rues
du quartier. (…)
Le 4 octobre 1961, le préfet
Papon décrète un couvre-feu
auquel sont soumis tous les Algériens.
(…) Les cafés fréquentés
par les Algériens doivent fermer
à 19 heures. (…) Ces mesures
provoquent une exaspération.
Pour protester, le FLN appelle
les Algériens à manifester le 17
octobre 1961 sur les grands boulevards.
La consigne est d’y aller
sans armes.
Papon interdit la manifestation
Dès le matin, les manifestants
arrivent de toute la banlieue. Ils
sont souvent arrêtés dès l’entrée
de la ville où les policiers se déchaînent.
C’est un massacre.
Au pont de Neuilly, au pont de
Suresnes, des hommes sont jetés
à l’eau. A la Porte de la Chapelle,
les pharmacies voient affluer
des personnes ensanglantées.
Les mêmes scènes se déroulent
sur les boulevards, pour les manifestants
qui ont réussit à s’y
rassembler.
Il y a des centaines de blessés.
Et des morts, dont le nombre
exact restera toujours inconnu :
les estimations varient entre
deux (déclaration de Papon) et
cent quarante (selon les historiens
qui s’appuient sur des listes
précises (…).
Malgré les tentatives du gouvernement
d’étouffer toute information
sur cet événement, cela se
sait. Le 1er novembre 1961, date
anniversaire du soulèvement,
des intellectuels se rassemblent
boulevard Saint-Germain, Jean-
Paul Sartre en tête. (…)
Le cortège se dirige vers la
Goutte d’Or – mais les forces
de police le bloque à la hauteur
de la rue des Martyrs.
Le 10 décembre, une manifestation
appelée par les syndicats
CFDT, CGT, FO, UNEF est également
interdite (…). Une partie
d’entre eux se font matraquer
par la police. Même scénario
le 6 février 1962, place de la
République, où cette fois les
manifestants se comptent par
plusieurs dizaines de milliers.
Un des cortèges qui se sont formés
se heurte au métro Charonne,
à des policiers enragés :
il y a six morts. L’enterrement
de ces six victimes, le 12 février,
sera une des plus grandes manifestations
qu’ait connues le
XXe siècle. Cette fois c’est clair :
en France, une part très importante
du peuple ne veut plus la
guerre. (…) Le 1er juillet 1962,
l’Algérie devient officiellement
indépendante.