La vie de quartier à la Goutte d’Or au moment des événements de la guerre d’Algérie

Témoignage de Aïcha Smaïl, lors de la table ronde organisée à la salle saint-Bruno.

« Mon père a débarqué
en France dans le quartier
de la Goutte d’Or en
1939, à l’âge présumé de
16 ans, au début de la
seconde guerre mondiale,
venu de son petit village de l’ouest
algérien (douar de M’sirda Fouaga)
pour travailler.

Des cousins qui étaient employés
sur des chantiers de voies ferrées
l’ont accueilli et fait embaucher
dans l’entreprise où ils travaillaient
eux-mêmes.
Mais il a été mobilisé et envoyé
en Allemagne.
Après sa démobilisation, il a rejoint
ses cousins qui habitaient
dans un hôtel meublé rue Polonceau
et a trouvé un emploi dans
le bâtiment.

Puis en 1953 il a acheté un barrestaurant
au 22 rue de la Goutte
d’Or avec l’aide de ses compatriotes
qui lui ont prêté les fonds.
A cette époque, il y avait de nombreux
cafés hôtels fréquentés par
les hommes des mêmes régions,
ce qui leur permettait d’avoir des
nouvelles de leurs familles restées
au pays, des événements et de la
politique menée en Algérie sur sa
population indigène.

Ces travailleurs passaient beaucoup
de temps dans ces lieux
conviviaux car ils y logeaient,
s’y restauraient, écoutaient de
la musique du pays (Ahmed
Wahbi, Dahmane El Harrachi,
Guerouabi). Ils jouaient aux cartes
ou aux dominos et au loto,
mais il était interdit de servir de
l’alcool, sous peine de représailles
(groupe choc). Les dimanches, je
me souviens des moments où, très
nostalgiques, ils recréaient une
ambiance festive du pays avec des
chroukhs et des danses régionales,
comme l’ahlaoui de la région
de Bab-El-Hasa.

Nous habitions un appartement
au-dessus du café : 2 pièces avec
un coin cuisine et des toilettes sur
le palier. A l’intérieur du bar, il
y avait un escalier en colimaçon
qui débouchait directement dans
l’appartement familial. Beaucoup
de ces immeubles avaient
des doubles sorties sur des rues
différentes (Goutte d’Or, rue de
Chartres), ce qui était très pratique
lors des contrôles de police.

Je me souviens que mes
camarades de classe français
avaient interdiction
de s’aventurer dans certaines
rues du quartier,
car on leur disait que cela
était dangereux pour eux.

De même, nous n’avions pas le
droit d’aller jouer n’importe où.
Les Arabes étaient tous des fellagas,
le racisme à l’école était courant
(‘‘sale Arabe’’, ‘‘bougnoules’’).
Les gens avaient peur de sortir,
pour aller à leur travail, faire
des courses, des démarches, le
couvre-feu étant proclamé, il était
interdit de rester en groupe ; on
n’était pas sûr de pouvoir rentrer
le soir chez soi.

Durant cette période, les contrôles
au faciès ainsi que les rafles sont
quotidiennes. Les arrestations
sont arbitraires.

Le poste de police de la rue Fleury
était redouté par la population
magrébine de la Goutte d’Or, avec
ses harkis qui, lors de contrôle
d’identité, s’autorisent à déchirer
les cartes d’identité ; les perquisitions
et les humiliations étaient
monnaie courante.

Au 28 rue de la Goutte d’Or, les
caves étaient utilisées pour la torture.
Des fourgons de police amenaient
des hommes qui avaient été
battus et qui saignaient de la tête,
ou du nez. Des adultes disparaissaient
dans les rafles (les personnes
étaient conduites dans les cars
de police jusqu’à Vincennes dans
des centres de tri, où des « vérifications
 » étaient effectuées).

Le MNA (Mouvement national
algérien) et le FLN (Front de libération
nationale) organisaient
l’indépendance de l’Algérie. Les
habitants, les commerçants,
tous étaient taxés. Ils devaient
participer et remettre des sommes
d’argent tous les mois, pour
aider à la libération du pays. Il
arrivait que des militants du
FLN soient obligés de rappeler
à l’ordre des compatriotes qui
se conduisaient mal, ou qui collaboraient
avec la police. Ils les
faisaient descendre à la cave et
leur donnaient un avertissement.

Des « traîtres », hommes
cagoulés, arrivaient parfois
avec la police et désignaient
une personne qui
était aussitôt embarquée.

Il y avait aussi des lettres de
menace du parti, envoyées à certaines
personnes, qui profitaient
des événements politiques pour
régler leurs comptes, sans aucun
rapport avec cette sale guerre.
Des hommes d’origine algérienne
ont été obligés d’aller en Algérie
en tant qu’appelés, alors que ces
mêmes personnes pour des raisons
évidentes de souche nordafricaine
étaient considérées
comme suspectes aux yeux de la
police française et de l’armée.

On sait que ces événements se déroulaient
aussi ailleurs que dans
le quartier de la Goutte d’Or.
Je voudrais aussi parler du rôle
et de l’engagement de femmes,
de mères, de filles, Françaises et de
souche nord-africaine, qui ont
oeuvré et combattu à leur manière
contre les injustices du
colonialisme : ces femmes sont des
militantes, ce sont des combattantes.

Nous nous préparions à l’indépendance
de l’Algérie, nous cousions
des drapeaux algériens en cachette
dans les appartements. Tout le
monde écoutait à la radio ou à
la télévision française (ORTF),
qui n’avait qu’une seule chaîne
en noir et blanc, les discours du
général de Gaulle et le résultat du
référendum sur l’autodétermination
pour que l’Algérie devienne
indépendante.

Le 1er juillet 1962, des festivités
s’ensuivirent organisées par
le FLN dans différents lieux de
la région parisienne. Entourées
par les CRS, nous chantions des
chants patriotiques et l’hymne national
algérien (Kassamam). Puis
quelques mois après l’indépendance,
le gouvernement algérien
a organisé le recensement de ses
ressortissants. »

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